Je suis né le 25 juillet 1943 à la clinique Lavergne.
J'ai passé toute mon enfance et grandi au numéro 23/37
de la rue Rovigo, vu que ça tournait dans les tournants notre
immeuble avait deux entrées, d'un côté on était
au 2eme et de l'autre au rez de chaussée. Je n'ai pas connu l'époque
du tram, d'où la phrase célèbre, sinon historique
: " Les tournants Rovigo, là où le tram y s'tord
et y s'casse pas. " D'après ce que j'ai entendu, il n'y
avait qu'une ligne, les trams se rencontraient au milieu et les voyageurs
changeaient suivant qu'ils montaient ou descendaient ; le tram allait
de la place du Gouvernement, plus connu sous le nom : Place du Cheval,
à cause de la statue
J'ai connu les trams, mais ceux qui
allaient en ville, rue Michelet jusqu'à Bab-el-oued, et qui furent
remplacés par des bus après les barricades du 24 janvier
1960 ; dans toute la rue Michelet et rue d'Isly, les pavés furent
enlevés et remplacés par du macadam.
En bas de la rue Rovigo il y avait le marché de la rue de La
Lyre, ma grand-mère et ma mère y allaient faire les provisions.
En face du 37 il y avait les pompes funèbres Guye, par contre
en face du 23 c'était l'hotel de Biarritz qui était un
bordel !Pour tous les goûts quoi!
L'électricien Guyenet, la pharmacie Tronchon, le charcutier Briessach,
le docteur Meunier, l'épicier Espitalier, l'autre épicier
au Cadix, le mozabite Yayaoui. Il y avait aussi le carrefour du Cadix,
avec le Tabac Journaux de M.Lucien Antuoro et le café du père
Manousse au coin de l'avenue Gandillot, le café de La Noisèlet
au coin du Cadix, près d'Antuoro.
Le père de Jean Jacques Susini qui habitait au 1er en face de
chez nous côté 23, et les disputes entre père et
fils, vu que le père était communiste. Aussi le tailleur
Raphaël et un coiffeur à côté ; la boulangère
Mme Marie, au coin du Cadix en face de Manousse ; l'école des
Surs de la rue Roland Debussy, et la maternelle rue Dupuch ; en
haut de chez nous, avant le square Montpensier il y avait des Suisses,
la famille Martin, qui avaient installé des vaches et on y allait
acheter le lait frais ; c'était dans une ancienne caserne des
Zouaves. De là on allait à l'école Dordor, très
connue pour toutes les célébrités qui en sont sorties,
pas de noms, nous sommes modestes. Sans oublier le slogan inoubliable
: " A l'école Dordor, tout le monde y dort, dort, dort.
" Mis à part le père Daumas qui faisait sa petite
sieste tous les après midis, avec les élèves qui
faisaient le guet pour voir si le directeur M. Ceccaldi ou pire encore,
le surveillant général M. Coulon, ne venait pas faire
un contrôle ; et aussi il se faisait son café dans la classe
sur un réchaud !
Je n'ai pas fréquenté sa classe, j'étais chez M.
Oberic et puis chez Mr Covès, l'Espagnol, de l'autre côté
la même classe était tenu par M. Chabanis, le kabyle qui
rigolait pas du tout. M.Oberic jouait du violon a l'occasion de la Noël
surtout. Sa sur et sa belle sur enseignaient aussi, celle-ci
très connue pour les caches en plastique qu'elle mettait autour
de ses chaussures pour ne pas les salir quand il pleuvait. Ma première
maîtresse, d'école bien sûr, je ne vais pas vous
raconter mes histoires amoureuses non, c'était Mlle Raynaud ;(
après l'indépendance, elle était à Nice
aussi, et elle n'oubliait jamais de demander à ma mère
lors de leurs rencontres comment j'allais).
Il faut parler des classes de 6eme et 5eme car de là, tous les
matins, on pouvait voir une très jolie jeune femme qui sortait
arroser ses plantes, alors toute la classe regardait à gauche
pour le spectacle, surtout qu'elle était en chemise de nuit !!!!!!!
Je suis sûr que les profs le savaient et ne faisaient rien pour
nous en empêcher, je ne sais pas son nom, mais elle a fait rêver
tous les élèves qui sont passés par-là.
A partir de la 6° il y a les profs que je n'ai jamais oubliés:
M. Charles, prof de français/histoire/géo ; M. Agostini,
anglais ; M. Gallard, maths ; de même le prof de dessin Milloz,
qui était désespéré de voir que mes qualités
artistiques ne s'amélioreraient jamais ; ma meilleure note fut
3 ½ sur 20 !!!! Enfin maintenant je peux peindre ma maison, c'est
bien!
Le premier attentat je crois ce fut la Noël 1957 ; d'après
ce que je me rappelle les " terros " (fellaghas) furent tués
par nos pères et l'armée ; il y en eut deux autres et
tout ce que je me rappelle c'est un jeune de 17 ans qui avait pris une
balle dans la tête et qui n'avait plus de visage, c'était
une balle doum-doum, la balle étant entrée par la nuque.
Après ça il fallut attendre jusqu'en 62 pour que ces bâtards
viennent y faire un autre, et si je me souviens bien, ce fut le père
Susini qui pris une balle dans la jambe.
Le 24 janvier mon père a eu une angine de poitrine, et avec mon
frère nous sommes allés chercher le Dr Meunier, sa femme
nous apprit qu'il était derrière les barricades. Pendant
le blocus de Bab-el-Oued, en montant sur la terrasse on voyait les T6
des bâtards de l'armée de l'air qui piquaient sur les maisons,
honnêtement je ne peux pas dire s'ils tiraient ou non. Le 26 mars,
on n'a pas pu y aller car les soldats du 6eme zouave bloquaient la rue
au Cadix et plus bas que chez nous, même les escaliers Marie Lefebvre
; alors on a pu voir la fusillade depuis la terrasse, et après
ça nos mères aux fenêtres, qui criaient " assassins
" aux soldats qui partirent de suite l'air épouvanté
; et le 27 à la maison, la ville morte, personne dans les rues
ou au travail ; avec mon frère, on va faire un tour rue d'Isly
pour se recueillir et là un connard de soldat qui sort son pistolet
sur la foule qui s'enfuit. Depuis ça, il ne faut surtout pas
me parler de l'armée des cocus.
J'ai fait partie du dernier Conseil de révision de la ville d'Alger
; j'ai toujours gardé la photo publiée par le journal
" La Dépêche Quotidienne. " On est allé
bien sûr faire un tour a Bab-el-Oued et là, un sous- off.
arabe de l'armée cocue nous a fait mettre les bras en l'air,
alignés contre le mur et fouillés par des soldats français,
et il voulait nous amener dans le quartier arabe ; deux soldats qui
passaient par là nous dirent de rien faire, ils allaient chercher
le lieutenant en disant " merde, c'est pas les Arabes qui commandent
".
Derrière les persiennes les PNs nous disaient de rester tranquilles
vu que le lieutenant leur passait des armes ; et puis on est rentré
chez nous en pensant qu'on était passé près. Et
quand l'OAS a dit aux jeunes de refuser d'être appelé dans
l'armée, je me suis arrangé avec Hachette et j'ai suis
allé me cacher à Sidi Bel Abbés chez ma sur
et son mari qui était à la Légion ; j'avais emmené
mon frère vu qu'à Alger ça devenait terrible. J'ai
quitté Bel-Abbés avec je crois, un des derniers trains
qui emmenait les PNs à Oran prendre le bateau. Les gens emmenaient
leurs chiens, chats, canaris, les images d'un peuple qui va mourir.
Dans le compartiment mon beau-frère m'avait confié à
quatre légionnaires qui avaient déserté et se battaient
avec les deniers commandos de l'OAS.
Arrivé à Alger le 28 juin, repris le travail chez Hachette;
mon copain Jacques Michelis qui avait été pris avec ceux
qui avaient essayé de former les maquis de l'Ouarsenis, sortit
de La Santé en 68 avec les autres.
Et puis l'indépendance, le drapeau des assassins qui flotte sur
le forum, le FLN qui défile dans les rues, l'éxode de
tous nos amis, les arabes qui s'installent partout, on déménage
pour aller habiter rue Ribolet en face de la cathédrale
Dans un quartier ou tous les PNs se sont regroupés.
Et en février 64 je quitte Alger, dans la Caravelle qui survole
mon pays une dernière fois je ne ressens plus rien, pas de regrets
ni de larmes, c'est fini, mon pays est mort et une grande partie de
moi-même avec.
Plus rien ne sera la même chose, jamais plus je n'irai me battre
dans les rues, jamais plus je n'écouterai des discours avec la
même passion, jamais plus je ne ressentirai pour un pays ce que
j'ai vécu pour le mien ; la France me dégoûte, l'armée
aussi et la lâcheté des francais qui vont payer, pour nous
avoir abandonnés, ça nous on le savait, mais ils ne nous
croyaient pas, alors maintenant ils payent comme doivent payer tous
les peuples assez lâches, pour avoir abandonné les leurs.