Un peu de pluie ralentit l'allure, on n'est jamais trop prudent. Sur ma petite reine je me sens bien, un coup de pédale de temps en temps, ça glisse, même que je lâche les mains, tout baigne. La rampe Valée quittée, me voici près du lycée Bugeaud face à la caserne Pélissier, quoi tu n'as plus de mémoire ?

Je vous le dis en toute confidentialité mon vélo c'est un Francis Pélissier et oui le même nom. Huit kilos avec deux doigts je le soulève, faux boyaux, double plateau et tout le tutti !!! Bon assez de me faire mal et de remuer le couteau dans la plaie ! Tiens déjà la rue Bab Azoun, chaussures Luxor, le Gagne petit enfin vous connaissez !!!

Alors là attention Ferdi Kubler n'a qu'à bien se tenir, j'entame la rue Dumont d'Urville, ah, j'ai oublié de me mesurer le tour du mollet droit. Mon idole vous savez qui c'est ? Ne le répétez pas !!! C'est Steve Reeves, y a pas plus beau, aussi depuis une semaine je m'entraîne chez Christian Gaby, vers la rue Auber.

Bon qu'est-ce que je fais maintenant ? Je me tape la rue Henri Martin, puis ces sacrés Tournants ou alors bien tranquille, je descends de la selle, histoire qu'elle se repose un peu et cahin caha je prends la rue des Tanneurs, vélo sur l'épaule ? Deuxième solution acceptée d'emblée, je suis en nage, de nouveau ça chauffe là-haut, ça rigole pas !

" Alors mon fils tout ce temps !!! Ça fait une heure que je t'attends, allez pose le vélo, il faut que je t'explique ". Me voilà rentré dans l'antre, une forte odeur de colle chauffée me saisit la gorge, je me mets à tousser à n'en plus finir et l'apprenti qui s'marre !!! " Va dire bonjour et tu reviens que j'explique !!! ". Je vous dis pas entre la colle et les peaux tannées ça fait un max !!!, bon j'écoute le paternel : " Tu vas aller chez Madame Ségura la piqueuse de tiges à Saint Eugène, à 200 mètres du cimetière tu prendras à gauche la montée jusqu'au 32, elle est au rez de chaussée. Sois poli, tu lui donneras le paquet de tiges en 30 minutes le travail soigné sera fait, c'est une piqueuse extra. Toi tu attends ou tu fais un tour mais fait gaffe qu'on ne te pique pas le vélo !!! ". Ok bien reçu, bon je bois un coup et j'y vais. Les tiges des chaussures pour dames dans le sac à dos, comme un voleur je me sauve, j'en peux plus de ces odeurs !!!. Allez au revoir tout le monde, vite le grand air. En sortant je croise Bébert le bossu, le représentant de la collection hiver/été, bottines, escarpins glacés…, le Messie quoi !!!

Ca y est, enfourché, chemise au vent, le coup de pédale en force, Ferdi où est-tu ? Bientôt le tour de France, on va se régaler, le paternel a son vieux poste Radiola à piles et la dépêche quotidienne, un bon caoua à coté, qui mieux que lui ??? Comme il dit quand il passe devant une belle villa, le dimanche en promenade à la Redoute : " Qui mieux que moi mon fils ?, je me nourris du regard autant que je veux, j'imagine que ça m'appartient et je suis heureux, pour les emmerdes très peu pour moi ! "

Vous savez où je suis en ce moment à pédaler comme un damné ? A la place du gouvernement ! Vous rigolez ou quoi ! Je longe le Cassour, tiens j'aperçois Padovani et Matarèse. Eh! aujourd'hui jeudi les mamas avec leurs enfants vont se régaler, l'eau est à 25 degrés pour mi-juin c'est pas mal. Les mamas elles peuvent tout oublier sauf le cabassette ou le panier en raphia chargé. Tiens je suis sûr qu'il y a des cocas à la soubressade avec des petits pois, une ou deux bouteilles de Selecto bien fraîches peut-être une salade pommes de terre, betteraves, œufs durs, thon…, j'ai oublié le nom vous me le rappellerez à l'occasion !!! Un coup d'œil vers la belle bleue, une mer d'huile, pas une vague, pas un mouton, rien je vous dis !!! Madame Ségura doit m'attendre, peut-être vers cinq heures avec Francis et Vonvon on ira taper une ou deux têtes dans l'eau ? Si c'est pas possible qu'à cela ne tienne, demain si le beau temps persiste, je fais mancaora !!!

Cinq minutes d'arrêt, faut pas déconner, le spectacle est trop beau, près du stade Cerdan on fait la toilette des chevaux, faut pas louper ! Le cheval il a de la chance et va-y avec le seau sur la croupe, sur la crinière, il bronche pas, pas con l'animal. Allez finie la rigolade, je me connais, je commence par m'arrêter cinq minutes et puis l'envie de faire la sieste me surprend et dans ce cas je ne réfléchis plus je dors, le trou noir !!! Allons un peu de nerf, merde j'ai oublié ma gourde, j'ai la gorge sèche. Je pense fortement au Selecto, j'entends les cascades sourdent le long de mon gosier. Heureusement l'imagination sauve, allez peut-être que madame Ségura m'offrira à boire ?

Passé le cimetière de Saint Eugène, en roulant je peux lire sur le mur du café : " Quoi qu'on dise quoi qu'on fasse on est mieux ici qu'en face ", mon vélo et moi on se marre, je zigzague, le trolley bus des deux moulins arrive droit devant, un coup de trompette et je me retrouve presque sur le trottoir !!! Juste à l'entrée du stade et en haut tout en haut la merveille Notre Dame d'Afrique. La belle affiche : Dimanche 18 juin à 14h 30 match retour ASSE - GSA, il faut que je mette au courant le paternel, le Gallia c'est sacré pour lui, il a un faible pour Déléo, y a pas mieux pour marquer les buts de la tête, oui je sais en face on va avoir Papallardo, Rivas et dans les buts Landi, celui là c'est un champion, je vous jure !!! Dur dur dimanche ça va chauffer, j'espère qu'il n'y aura pas de bagarre.

J'aurais mieux fait de prendre le tramway et le bus, j'en ai plein ma claque ! Je me rétracte aussitôt : " Mais non Steve je disais ça pour rire !!! ". Ca y est, à gauche la montée, à d'autres moi je descends de ma selle, un grouillement de jeunes du quartier qui tapent comme des fous sur la balle en chiffons, " Eh ! Attention au vélo, faut pas déconner non !!! " . Je sens que je vais me caleboter, ça va pas tarder, Je tâte le biceps droit, dur, qu'est ce que je fais ? Je réfléchis un court instant, Euréka, heureusement que le bon Dieu nous a donné l'intelligence !!! Fou que je suis, cinglé, tu te prends vraiment pour Steve ? Rien que tu t'approches d'un, le reste va te tomber dessus en moins de deux. Plus de vélo, plus de tiges, peut-être un œil au beurre noir, une ou deux cotes cassées, si j'ai de la chance !!!, et je n'ose penser au paternel ! J'oblique la tête calmement, tiens un figuier, oh ! les belles figues, histoire de détourner l'attention, je serre les fesses, ni une ni deux, je m'éloigne du cauchemar.

Un doux zéphyr imprégné d'essences marines vient flatter mes narines, je respire à pleins poumons quelques minutes, la forme revient. Je ne sais pas comment qu'il fait le paternel avec les odeurs ? " Bonjour madame Ségura, je viens de la part de mon père " et le tutti. Chic telle une mère voilà qu'elle s'effraye de me voir trempé, le front je vous dis pas, une fontaine salée. " Tenez un verre de limonade vous ferez du bien ". Comment qu'elle fait ? Elle lit dans les pensées des gens ou quoi ? Et un deuxième, je vous dis une vraie mère…..

 
Sydney Boisis