LES TOURNANTS ROVIGO de Pierre
Dimech.
(paru dans le numéro 6 de l'Algérianiste et "Si jamais
je t'oublie Algérie
")*
Alger, pour les amateurs d'exotisme,
c'était la Casbah. Pour les Algérianistes, ce furent la
Marine et Bab-el-Oued. Pour les touristes anglais, ce fût, le temps
de quelques saisons dorées, Mustapha supérieur. La guerre_la
nôtre_mêla tout cela et, sur des clichés anciens, que
le temps avait quelque peu homogénéisés, griffa des
ombres neuves aux haineuses résonances : "Casbah-F.L.N. -
Bab-el-Oued-O.A.S.- Colons dorés sur tranche de la rue Michelet".
L'occasion était belle de morceler, d'entrechoquer pour mieux détruire
Passons.
Il fallait bien qu'il y ait un Enfer puisqu'il y avait eu un Paradis,
dans cette ville dont les princes étaient les enfants, les petits
pieds-noirs du parc de Galland et du jardin Marengo, les petits yaouleds
du square Bresson et de la place du Gouvernement et d'ailleurs
Enfin,
pour tous ceux qui l'aimaient, cette ville, comme on aime une femme, Alger
c'était le port, les grands bras dorés de ses jetées,
le parfum violent de ses futailles et de ses bois, ses entrepôts
sonores et ses chais capiteux, où battait le pouls de la cité,
les eaux lourdes et moirées du bassin de la gare maritime et de
la darse de l'amirauté aux vibrances voluptueuses, où le
bain, nages et plongeons, prenaient la dimension d'un hymne à la
joie, noces frénétiques de la ville avec ses enfants, tous
ses enfants. De Pépète-le- bien-aimé à Omar
Gatlato.
.Mais Alger comptait, moins célèbres mais non moins vivants,
de vrais "quartiers", cellules de base qui ne correspondaient
pas nécessairement aux arrondissements administratifs issus de
la naissance du Grand Alger, sur un modèle inspiré de Paris.
Le" quartier Rovigo"était de ceux-là, étroitement
lié, d'ailleurs, à ceux qui viennent d'être évoqués
et qui ont imprimé à la personnalité de la ville
un sceau indélébile.
Ce quartier, essentiellement la rue Rovigo qui lui a donné son
nom, et dont la topographie a tellement marqué ceux qui passaient
qu'aux vocable de "rue" s'est substitué celui de "tournants".
Point de ligne droite supérieure à une centaine de mètres,
en effet, dans cette rue longue de plusieurs kilomètres, dont le
tracé en serpentin menait pratiquement du niveau de la mer aux
hauteurs des Tagarins, vers El-Biar. La rue Rovigo a d'ailleurs été
longtemps la seule voie menant de la basse ville jusqu'au Sahel, donnant
accès aux collines telle une route une route de col !
Faute de pouvoir prétendre à une connaissance historique
des lieux au niveau de celle, érudite, de l'irremplaçable
"Comité du Vieil Alger", dont nous avons la chance d'avoir
parmi nous le chantre, en la personne de notre cher Arnaudiès,
on dira que son tracé naturel ou originel fût celui d'une
sorte de chemin muletier partant de l'esplanade du Square Bresson, sur
les lieux de l'ancienne porte de Bab-Azoun pour escalader la colline le
long des remparts de la ville turque, ceux-ci remplacés depuis
par le boulevard Gambetta. Le début du chemin prit le nom de rue
Dumont-d'Urville ( rappelons au passage les noms de quelques riverains
fameux: "les tapis Julien", des familles Chetouti-Parahy, le
cours de danse Darmen, la maison Colin, spécialisée dans
la musique, la librairie Soubiron, etc.). Après le premier virage
en épingle à cheveux, la rue devenait "Henri Martin",
s'enroulant autour du célèbre restaurant l'El-Bahçour,
face au grand magasin du Petit-Duc. C'est un peu plus haut, à quelques
mètres du marché de la Lyre, théâtre de cris
et de pittoresque quotidien surplombant le théâtre de l'Opéra,
que la rue Rovigo commençait officiellement, avec comme premier
"affluent" l'étroit passage appelé rue Jean-de-Matha,
qui participait déjà à l'univers de la Casbah. Et
puis, on continuait s'élever. De temps à autre, les façades
des immeubles, construits, semble-t-il, au Second Empire, étaient
tailladées par des ruelles perpendiculaires, qui n'étaient
qu'une suite d'escaliers vertigineux (souvenirs de cascades grondantes,
lors des gros orages d'équinoxe!)
Au carrefour du Cadix, la rue Rovigo tournait définitivement le
dos à la ville moderne, vers laquelle elle dirigeait les rue Mogador,
Dupuch et Saint-Augustin. Suivait un fantastique virage en épingle
à cheveux, dans lequel il fallait "s'accrocher"; là
sautaient les perches des trams des T.M.S., puis encore plus fréquemment,
celles des trolleybus des C.F.RA, qui leur succédèrent dans
la déserte des lignes d'El-Biar et de la Bouzaréah. Là
les chevaux qui traînaient encore de lourdes charrettes vers les
années 1945-1950, faisaient jaillir des étincelles sous
leurs sabots qui glissaient sur les pavés gras, tandis que les
pauvres bêtes se cabraient douloureusement sous le fouet de cochers
arabes, ce qui arracha bien des fois des larmes au petit garçon
qu'était alors l'auteur de ces lignes (Mais un jour un"superman"
vengeur avait surgit en la personne d'un prêtre de l'église
Saint-Augustin, énergique vicaire dont on disait qu'il avait été
officier, et qui avait flanqué une "boccia" magistrale
à un de ces tortionnaires pris en flagrant délit
Là
encore se place un souvenir en forme d'émotion forte, lorsque la
201 Peugeot paternelle
avait perdu une de ses roues ! Un peu plus
loin, un endroit connu, hélas de toute la ville: les pompes funèbres
Guye
Et l'on montait toujours, au fil des virages; anonyme était bien
sûr alors la maison de l'auteur, immeuble de quatre étages
qui portait le numéro 55; en outre, un peu plus haut, deux ruelles
abritaient l'une la dernière entreprise de charrettes hippomobiles
(rue Voirol), l'autre une école de religieuses de garçons
ayant une certaine notoriété: l'école Lavigerie,
des Frères de la doctrine chrétienne, plus connue sous le
nom d'école des frères ( rue de Bône, laquelle, au
terme d'escaliers interminables, ramenait au marché de la Lyre).
Suivait une sorte de ferme avec cour entourés d'étables
: une laiterie, la dernière sans doute d'Alger
et tenue non
pas par des maltais mais par une robuste Suissesse, Mme Martin. Il est
vrai qu'on y trouvait du lait de vache , et non du lait de chèvres!
Contre elle était adossé la haute muraille d'un cinéma,
"le Montpensier", spécialisé dans les aventures
de Tarzan et autres Kansas Kid, rameutant une foule de yaouleds hurleurs.
C'est que la Casbah, enfin disons "la ville arabe", était
toute proche, à quelques pas, dressée, énigmatique
et inquiétante, de l'autre côté du boulevard Gambetta,
frôlé pour la deuxième fois par la rue Rovigo dans
le large virage du square Montpensier. On sentait qu'on arrivait là
en zone frontière. Comme un poste de douanes symbolique se dressait,
minuscule, le bâtiment d'une bibliothèque municipale, niché
au creux des escaliers Gambetta qui dégringolaient vers la mer
sur arrière plan de bleu vaporeux et de lointains horizons kabyles.
D'un côté, les façades, autrefois imposantes, des
immeubles XIX° de la rue Rovigo: de l'autre, un ensemble bas de constructions
mauresques tournant le dos à la trouée du boulevard pour
s'ouvrir sur la sombre rue du Rempart-Médée, au nom évoquant
le tragique des temps mythologiques. Après cette rencontre, la
rue Rovigo poursuivait son ascension sinusoïdale, comme pour prendre
à revers la ville arabe, tout en approchant des confins de la cité,
qui venait buter sur les pentes abruptes des collines plantées
d'eucalyptus. On entrait là dans un "no man's land" qui,
de tout temps, avait eu mauvaise réputation : petites rues plutôt
désertes venant s'écraser contre la rocaille, escaliers
tortueux donnant on ne sait où, villas isolées, en contrebas
des massifs boisés, d'où il était aisé de
les bombarder à coups de cailloux
La rue Rovigo, elle, amorçait ses dernières courbes à
hauteur de la cité Bisch, peuplée, croyais-je alors, d'anciens
combattants, et soudain débouchait sur la haute Casbah, parvenue
elle aussi au sommet de sa course. Et cela donnait le célèbre
boulevard de la Victoire, sur lequel on pouvait voir déambuler
la police, pan-pan-pan, plein-de-malice, du moins si l'on en croyait les
couplets d'une chanson faisant partie du folklore populaire (pour ne pas
dire "apache") de la capitale, en réalité haut
lieu de poussière, de la crasse ensoleillée et d'une misère
parfumée, rencontre de fripons et de pauvres hères, d'artistes
et de bou-djadi, de prostituées et de militaires galonnés,
mettant face à face les souvenirs historiques du palais de la Casbah
et les guenilles étalées sur le trottoir, le tout formant
le plus infect, le plus pitoyable, le plus fantastique, le plus sublime
peut-être des marchés aux puces
Endroit de génie où, épuisé par l'interminable
montée des Tournant-Rovigo, tout comme celui qui, ébloui,
débouchait soudain au grand jour après la lente ascension
dans les ténèbres glauques des rues de la Casbah, le marcheur
avait la sensation de la griserie des sommets, avec l'impression qu'il
ne pourrait plus faire un seul pas sans s'envoler dans la grande lumière
d'or des fins d'après-midi pour aller, très loin, plonger
dans l'immensité bleue de la Méditerranée, alors
que déjà, en bas, la ville était enveloppée
d'ombre
Et de fait, tout près de ce Capitole solaire, se trouvait la Roche
Tarpéienne de Barberousse, la prison civile, et du cimetière
musulman d'El-Kettar, entourés de l'hopital du même nom et
la clinique de Verdun, lieux de souffrance et de mort
Est-ce pour
les éviter que la rue Rovigo ne se transformait pas tout entière
en boulevard de la Victoire mais dans un dernier effort, sous le nom de
"rampe des Zouaves", escaladait encore quelques dizaines de
mètres de collines, évitant au dernier moment les pièges,
délices et sortilèges de l'ancienne ville orientale? Ce
rameau prolongé des célèbres Tournants faisait en
tout cas honneur au reste de la grande voie algéroise: une brève
série de virages impressionnants permettait de franchir les bois
d'eucalyptus et de rejoindre, à hauteur de la caserne d'Orléans,
la route qui mène à El-Biar en passant par les tagarins
( dont on ne retiendra que le souvenir des laitiers maltais qui habitèrent
l'endroit, en passant sous le silence de l'horreur celui de certaine caserne
où les plus sinistres des félons furent, durant les années
noires de la Fin les plus ignobles des bourreaux).
Les dernières dizaines de mètres de la rue Rovigo étaient
alors une voie triomphale, celle qu'emprunta l'armée de Charles
X venant de Sidi-Ferruch, voie royale de la Beauté qui monte droit
dans la lumière, tandis que la ville, peu à peu, découvre
la courbe de ses lignes dans un intense grésillement et qu'émerge
de l'horizon la barrière bleutée de l'Atlas
Qui a
pu passer par là sans s'arrêter, le souffle coupé
?
A ce stade, la parole, si l'on ose dire, est aux peintres. Marquet a planté
son chevalet dans les parages et nous a laissé un témoignage
de ce vertige de lumière qui saisit qui sait atteindre le haut
de ce quartier au demeurant secret : vues générales de la
baie, vue sur le grand large, au-delà de Notre-Dame-d'Afrique
On vit aussi à maintes reprises Rigotard dans les fameux "Tournants",
et, plus près de nous, Brouty, dans ses immortels dessins où
le trait s'est fait forme de la lumière et fixation du mouvement
dans sons instantané, nous a restitué cette atmosphère
composite, humble, cocasse, parfois équivoque, voire inquiétante,
qui caractérisait le quartier Rovigo.
Quartier assez secret a-t-on dit, à l'écart des grands courants
de la vie citadine moderne, étiré à l'excès,
en raison d'une topographie qui interdisait la constitution d'un centre,
pâtissant sans doute, à tous égards de la proximité
de la Casbah, inquiétante et fascinante à la fois, et en
tout cas incomparable sur le plan de l'attrait touristique, la rue Rovigo
et ses nombreuses rues adjacentes, toutes d'ailleurs -ou presque- étant
des ruelles en escalier, n'a pas eu les honneurs de la littérature.
Mais, mieux, Louis Bertrand y a habité pendant un certain temps,
ce qu'il n'a pas manqué de relater, brièvement d'ailleurs,
dans son livre sur Alger. De son côté Montherlant a laissé
traîner ses pas du côté du carrefour du Cadix et de
la rue Dupuch, dont il appréciait le charme provincial, quasi villageois,
à quelques dizaines de marches d'escalier de la rue d'Isly, symbole
de l'Alger moderne, capitale méditerranéenne.
Il y a pourtant un ouvrage qui se situe dans l'univers composite du quartier
Rovigo : il s'agit du "Double Tchatche" de Jean Simonet, auteur
bien connu de pièces policières. Illustré de manière
fort expressive par Gil, ce livre, d'une verve truculente, truffée
de pataouète, restitue admirablement l'atmosphère de ce
coin d'Alger, paisible mais facilement inquiétante pour celui qui
s'y aventurait sans le connaître, mélange d'un tissu urbain
serré à travers lequel on progressait difficilement en raison
de la déclivité des rues et d'une campagne encore quasiment
à l'état sauvage. Simonet a joué admirablement des
lieux pour en faire un décor animé de son roman, vigoureuse
étude de murs sur une trame policière rappelant les
aventures de l'inspecteur Pluvier sur les ondes de Radio-Alger le dimanche
soir
Mais faut-il se plaindre de cette relative vacuité littéraire
? Comme les personnages de "Double Tchatche", les" figures"
du quartier Rovigo sont des héros anonymes, oui, des "héros"
qui s'ignoraient car ils ne savaient qu'ils participaient à une
geste incomparable, épopée urbaine comme on n'en vivrait
plus
Réveillez-vous dans notre mémoire, cohorte de
petits commerçants et d'artisans, Bastelica le boulanger, chez
qui l'on portait en cortège, recouvert d'un linge blanc, les plats
de poivrons, tomates et aubergines farcis, pour aller les faire cuire
dans son grand four en sous-sol, véritable antre de Vulcain ! Et
vous, Madame Painsec, au dos cassé par les ans, vaillante derrière
votre comptoir de buraliste ; et vous, la famille Boivin, matelassière,
et Madame Touzillier, si vive et gaie, malgré la maladie, dans
votre magasin de droguerie, et Roméo, le tailleur, et Raphäel,
son homologue, quelques centaines de mètres plus bas, grand mélomane
devant l'éternel
Comment ne pas faire l'appel de vos noms
sans être confondus de ne pouvoir vous citer tous !
Et comment empêcher maintenant les images, les sons, les odeurs
de tourbillonner, comme les hirondelles au printemps, remontant du square
Bresson en escadrilles piaillantes, en rasant les balcons et les terrasses
?
Carillon de l'église Saint-Augustin aux matins de Pâques,
tandis que, dans la rue, on empilait dans les voitures les cabassettes
des pique-nique de Baïnem ou de Sidi-Ferruch. Cris de la rue Rovigo,
ohiou
siombiiiii !
Des yaouleds dévalant la pente sur leur caisse de bois montées
sur roulement à billes, ancêtres du skateboard, ou appels
"à la Tarzan" des mêmes, accrochés acrobatiquement
aux tambours des perches, à l'arrière des trolleybus, ce
qui ne manquait pas de les faire sauter à maintes reprises, dans
une grande gerbe d'étincelles, tandis que les gamins s'enfuyaient
en dévalant les escaliers des ruelles avoisinantes (mais il leur
arrivait aussi de payer chèrement cette audace, en lâchant
prise au mauvais moment et en roulant alors sous les lourds véhicules).
Cris des mères appelant leurs enfants jouant sur le trottoir et
leur enjoignant de "monter", du haut de leur balcon. Coups de
voix d'amateurs d'opéra jouant les Caruso, le soir venu, prenant
le relais du tam-tam des négros venus du Sud comme l'écho
des répétitions de la musique des zouaves, porté
des hauteurs de la caserne d'Orleans par le vent d'Ouest, "çui-là-qui-venait-de-la-Bouzaréah"
Echos laborieux de la scie du menuisier de la rue Voirol, échos
publicitaires du marchand' zabii et du voilà le ferblantier-plombier!
Echos lancinants des musiques et you-you scandant les mariages arabes
qui remontaient la rue en convois de plusieurs camionnettes bourrées
de parents et amis. Echo libérateur du canon du fort de la Casbah
chaque soir du ramadan, auquel répondait celui des yaouleds courant
à toutes jambes dans l'allégresses
Parfums d'épices qui happaient le passant devant les magasins tenus
par les moutchous, volutes âcres et miellées s'échappant
de l'antre du marchand de beignets du Cadix, étrangement mêlées
aux senteurs de cuir de la bourrellerie voisine. Effluves d'anisette sortis
de l'ombre fraîche des cafés à l'heure de l'apéritif,
tandis que, dehors, le soleil "cognait" durement et rendait
pénible l'ascension de virage en virage pour celui qui venait du
centre ville après avoir dû escalader les escaliers de la
rue Marie Lefebvre ou de la rue de la Poudrière, à moins
que ce ne fût le raidillon de la rue Rolland -de-Bussy, "là-où-il-avait-l'école-des-surs"
Rue Rovigo, efforts sportifs du temps où la mobylette n'existait
pas et où la promenade à vélo prenait automatiquement
des airs de compétition même si, à bout de souffle
et fondant sous la chaleur, on remontant de la plage ou du bain pris à
l'A.S.P.A. sur la jetée Nord, à l'entrée du port
C'était le temps de Fausto Coppi, mais aussi des gloires locales,
toutes origines "ignorées" : on "roulait à
la Zélasco", mais on grimpait "à la Kébaïli".
On s'équipait chez Guercy, mais on dévalait les Tournants"
à la Zaaf" !
Un jour, des barbelés furent
posés en travers de certaines ruelles. Curieusement, ce fût
à hauteur de vieilles inscriptions sur les murs, que le temps avait
effacées : "Casbahs off limits". Quoi les Tournants Rovigo
pouvaient être considérés comme partie intégrante
de la Casbah ? Cela ne fit pas très plaisir aux habitants de ce
quartier, finalement composé en grande majorité d'Européens
de souche, en général de condition modeste et qui étaient
affectés en secret du "complexe de la rue Michelet".
Pourtant le terrorisme le frappa beaucoup moins que d'autres secteurs
de la ville. Il se contenta sans doute de la menace : on hâtait
le pas malgré la côte, le soir vidait les trottoirs bien
avant le couvre-feu. Les you-you des mariages disparurent. Ils furent
remplacés par ceux qui montaient parfois de la Casbah, comme un
cri de ralliement, un signal d'alarme et de cri de guerre. Les marchands
d'habits disparurent, et aussi le tam-tam des négros.
C'est alors qu'un autre bruit devint familier : le bourdonnement des hélicoptères
qui passaient au-dessus des terrasses. De nouveaux personnages entrèrent
dans la vie du quartier, qu'on appelait les Bérets Verts. Puis,
comme les autres rues de la ville, les Tournants Rovigo aux façades
claires subirent une étrange maladie qui les couvrit de plaques.
Bleues, blanches et rouges.
Cette épidémie dura des mois et des mois, et pourtant le
Docteur Miracle officiait déjà ! Enfin, elle disparut, grâce
à un traitement de choc sous forme de gendarmes mobiles.
Les murs alors se couvrirent d'inscriptions. Une d'entre elles semblait
particulièrement convenir à cette population de la rue Rovigo.
Elle s'étalait sur toute la longueur d'une maison, à hauteur
du numéro 40, juste après les pompes funèbres et
elle disait : "Debout les parias". Dans le malheur, on se reconnaissait
enfin, on prenait conscience de son existence. Sur les misérables
camionnettes qui commençaient à voir s'empiler les tristes
bardas de l'exode entrait en gestation l'Algérianisme de demain.
(Juin 1979)
Dans son livre "Si jamais
je t'oublie Algérie
" Pierre Dimech nous parle aussi
sous la rubrique "Evocations" de : Nos paquebots; Le ville d'Oran;
Un lieu magique : l'Opéra d'Alger; Blancs sillages, ruban de la
mémoire ! ; La promenade à Sidi-Ferruch; Une certaine place
du Gouvernement; Anti-mémoires sportifs d'un algérois ordinaire;
Rue de la liberté; L'église Saint-Augustin d'Alger et l'algérianisme;
En relisant le programme; Mon quartier; ainsi que d'autres articles sur
: Jean Brune, Gabriel Audisio, Benjamin Sarraillon, Louis Randavel, Annette
Godin, Mgr Bollon, Charles André Massa (Fulgence), portraits de
profs
|