Le 16 juin 1830, pendant que l’armée française, débarquée depuis deux jours sur la plage africaine, travaillait à mettre en état de défense la presqu’île de Sidi-Ferruch, un vieillard arabe se présenta aux avant postes. Il paraissait épuisé de fatigue : « Dieu est grand, disait-il à chaque instant ; c’est Dieu qui l’a voulu ; que la volonté de Dieu soit faite. »

On lui demanda ce qu’il désirait : «  J’ai, dit-il, une mission divine à remplir ; je veux parler à votre chef. » Conduit devant le général de Bourmont, il s’exprima sans contrainte : «  Quoique vêtu de ces habits en haillons, dit-il, je suis cheikh d’une nombreuse tribu, et c’est de ma propre volonté que je viens vers toi. J’ai voulu voir de près les étrangers qui envahissent notre pays et connaître leurs sentiments à l’égard des Turcs et des Arabes. » Le général en chef lui fit répondre que son désir était de rétablir la paix entre les Français et les Arabes, et de les délivrer du joug des Turcs, qui les opprimaient. Le vieillard parut satisfait de cette réponse et ajouta que, puisqu’il en était ainsi, il espérait déterminer bientôt sa tribu à traiter avec les Français.

                Puis il demanda à retourner parmi les siens. On lui fit remarquer que son retour allait l’exposer à de grands dangers ; mais ces paroles ne l’effrayèrent point. « Je suis déjà vieux, la conservation de ma vie est sans importance ; j’ai reçu des Français une généreuse hospitalité, je veux leur prouver mon dévouement et ma reconnaissance. » M. de Bourmont consentit à le laisser partir, en lui remettant des exemplaires de la proclamation adressée par le gouvernement français à ses compatriotes. Mais on sut plus tard que, trahi par les indigènes auxquels il s’était confié, il avait été conduit à Alger, et que le Dey lui avait fait trancher la tête sous ses yeux.

Cette scène d’abnégation et de dévouement exalta au plus haut degré l’imagination d’un des interprètes de l’armée, si bien que, le jour même où le vieux cheikh arabe quittait le camp français, Georges Garoué, Syrien de naissance, autrefois trésorier du pacha de Damas, et parti de Toulon en qualité de guide interprète attaché à l’état-major de l’armée , vint demander au général en chef la permission de faire auprès des Arabes une démarche semblable à celle qui venait d’être faite auprès de nous. «  Les Français, dit-il, ont été calomniés dans l’esprit des tribus ; on les leur a dépeints comme des ennemis jurés de leur patrie et de l’islamisme. Il faut donc les détromper , et amener les Arabes à faire cause commune avec nous, à servir les intérêts de la France contre les Turcs, leurs oppresseurs. Elevé parmi les Arabes, je connais leur langue, leurs mœurs, leurs usages ; je parviendrai à les persuader. »

-Mais vous êtes fou, lui dit-on ; c’est la mort que vous demandez, malheureux ! Qu’importe, si cette  mort vous épargne des milliers de soldats ? Je suis vieux, ma vie est peu de chose, et ce sera pour moi une occasion de payer ma dette à ma patrie adoptive, à la France hospitalière, où, fugitif et sans ressources, j’ai trouvé sympathie, protection, assistance. »


Garoué, après avoir recommandé sa famille, restée à Marseille, à la sollicitude du gouvernement, partit pour accomplir sa périlleuse mission et distribuer des proclamations aux indigènes. Reconnu à son accent syrien, il est bientôt arrêté et conduit à la Casbah devant le Dey. Ce fut avec énergie que cet interprète reprocha çà Hussein-Pacha son imprudence et la témérité de vouloir se mesurer avec les troupes françaises ; il osa lui proposer de capituler, en présence du divan assemblé. Sa tête, livrée au bourreau qui la fit rouler sur les bords de la fontaine des lions, paya tant d’audace et de courage et alla grossir le nombre de celles qui, durant le siège d’Alger, furent exposées sous les porches de la Casbah. Tel est le récit de divers historiens, et de Galibert entre autres.

                D’après une notice laissée par Joanny Pharaon, interprète du gouverneur général en 1832, lequel devait être bien renseigné sur les péripéties de l’acte de dévouement de son infortuné collègue, les faits se passèrent d’une manière encore plus héroïque. Pendant que notre escadre était encore en mer, le général de Bourmont fit appel à un interprète de bonne volonté pour aller, avant le débarquement de l’armée, faire connaître aux indigènes le but de notre expédition ; Garoué s’offrit aussitôt, et, dans la nuit du 12 au 13 juin, c’est-à-dire la veille du débarquement, un bâtiment léger le déposa sur la plage, devant Torre-Chica ( Sidi-Ferruch) . Sous le burnous arabe, il s’engage dans l’intérieur des terres, et, profitant de l’obscurité, va accrocher des exemplaires de la proclamation aux branches des arbres et des buissons qu’il rencontre sur son chemin ; mais quand le jour vient, il ne tarde pas à se trouver en présence d’indigènes. Son accent syrien, ses manières polies même, ne tardent pas à faire remarquer qu’il est étranger au pays. On fait cercle autour de lui, on le questionne par curiosité ; et Garoué qui, avant tout, a une mission importante à accomplir, exhibe la proclamation, et en donne lecture à haute voix à ses auditeurs, qui déjà discutent et se livrent à des commentaires. Mais alors un agent turc survient au milieu de ce rassemblement, et , dès qu’il en apprend la cause, il arrête l’orateur et le conduit au pacha. Les deux versions s’accordent maintenant très bien sur l’issue de cette affaire. Le yatagan d’un chaouch fit rouler la tête du malheureux Garoué. Du reste, il est facile de se figurer l’indignation des Turcs en lisant la proclamation qui annonçait leur renversement.

                Un Algérien, Hassan ben Mohamed, devenu plus tard, lui aussi, interprète militaire, rapporte ce qui suit au sujet de la mort de Garoué : « Les Algériens s’attendaient à être attaqués par mer et à voir le débarquement s’effectuer sur la plage de l’Harrach, comme l’avait fait Charles Quint ; toutes leurs forces étaient concentrées de ce côté ; mais dès que le pacha eut connaissance de la descente de l’armée française à Sidi-Ferruch et du projet d’aborder la ville par les hauteurs, il mit en réquisition tous les habitants d’Alger pour monter, de la Marine à la Casbah et au Fort de L’Empereur, les boulets et les bombes nécessaires à la défense de ces deux forteresses. Je portais sur mes épaules deux boulets dans un couffin, lorsque , arrivé devant la porte de la Casbah, j’aperçus, au pied du mur, le cadavre d’un chrétien décapité. Un sabre planté dans sa poitrine, comme un clou dans une muraille, retenait un exemplaire de la proclamation des Français au peuple arabe. On me dit que c’était le corps de l’interprète qui avait apporté ces proclamations, que le pacha avait fait décapiter en lui sciant le cou contre la piscine de la fontaine de la Casbah. »       

( Extrait du Livre d’Or de l’Algérie  par Narcisse Faucon . 1890.p267 / 272)
Merci à Théo Bruand d' Uzelle et le CDHA...
 
 

 

( Extrait du Livre d’Or de l’Algérie  par Narcisse Faucon . 1890.p267 / 272.)