A gauche du 67 le salon de coiffure
avec sa devanture vert délavé et, en vitrine les présentoirs
publicitaires en carton pour les lames bleu Gillette et la brillantine
Pento, puis l'épicier mozabite où j'allais acheter du pétrole
pour le poêle Aladin qui s'il ne nous chauffait pas, avait le mérite
de dispenser deux très belles flammes bleues qui dansaient au moindre
courant d'air. Ensuite, les escaliers de la rue de la Lyre qui descendaient
vers le boulevard Gambetta - où habitait ma tante Léonie
- et qui, après un brusque changement de direction rejoignaient
le marché du même nom. Des porteurs, les épaules chargées
de régimes de bananes, les déposaient dans des entrepôts
plongés dans l'obscurité pour qu'elles mûrissent.
En début d'après midi, les employés municipaux munis
de leur tuyau d'arrosage vert, nettoyaient les escaliers à grande
eau, transformant ces lieux en multiples cascades. A l'angle, avant d'arriver
au marché, mon coiffeur qui posait une planche sur les accoudoirs
d'un des grands fauteuils blancs du salon afin que je sois à sa
hauteur.
A droite du 67, l'électricien, Monsieur Marzziano. Je consommais
à l'époque beaucoup de piles Wonder pour mon train électrique
Jouef , ainsi que des ampoules 4,5 volts pour l'éclairage de la
gare. Puis, le marchand de vin M Rodnass, où j'allais acheter les
cigarettes de mon père, des Brazinelas-bout-filtre et les allumettes
Le Jockey. Sa femme, sur le seuil du magasin, d'un geste de la main, me
faisait traverser la rue Rovigo lorsque je revenais de l'école
Dupuch puis, plus tard de Dordor. Sous les vitrines du comptoir, des capucins
en carton indiquaient l'hygrométrie du lieu suivant que leur capuche
cachait ou découvrait leur tête. J'avais tout loisir de les
observer, perché sur un haut tabouret, en attendant que ma sur
vienne me chercher.
Plus à droite encore, entre les deux immeubles, un escalier dégringolait
sur un premier palier où habitait à gauche la famille Bagur
dont le fils Christian, était l'un de mes copains. Nous jouions
au Mécano. J'avais la boîte N°3 qui bien que très
modeste, me permettait de savantes constructions
A la saison des
abricots, des parties mémorables s'intensifiaient avec la prolifération
de ces fruits et, s'arrêtaient d'elles-mêmes, la saison terminée
Sur le même palier à droite la famille Covillo dont la mère
me gardait après la sortie de l'école pour faire mes devoirs
sur une immense table. Son neveu Rémi dessinait des cartes de géographie
dont il symbolisait les côtes maritimes par un magnifique dégradé
de couleur bleue que je repris plus tard à mon compte sur toutes
les cartes que je dessinais.
Le dimanche matin, les radios déversaient des airs d'accordéon
qui remontaient de ces appartements en contre bas et, par les chaudes
soirées d'été le son de la télévision
passait au travers des lattes inclinées des grands volets à
demi clos alors qu'une lueur grise se projetait en dansant sur les murs.
Cet escalier vertigineux terminait sa course dans la cour qui entourait
les deux façades de notre immeuble. Des bruits de scierie ou de
dégauchisseuse remontaient depuis l'atelier de M Goubet. Parfois,
la sonnerie stridente de son téléphone retentissait. Il
était bien l'un des seuls à en posséder un. Les deux
fils parallèles tendus entre les isolateurs de porcelaine blanche
plongeaient jusqu'au bas de la cour vers l'atelier et, il m'arrivai souvent,
par des jeudis après midi pluvieux d'observer les gouttes de pluie
glisser le long des fils téléphoniques pour venir se détacher
et enfin tomber, quand elles avaient atteint une taille plus que respectable.
N° 67
Une double porte d'entrée avec des poignées en laiton s'ouvrait
sur un couloir pavé de dalles hexagonales de couleur blanche, grise
et noire qui lorsqu'on les regardait sous un certain angle, prenaient
un relief différent en trompe l'il. Seul le battant droit
de la porte s'ouvrait, celui de gauche maintenu par une barre métallique
masquait une immense poubelle en tôle galvanisée cerclée
de bandes métalliques. Le fond était tapissé des
doubles pages de l'Écho d'Alger. Poubelle commune, sortie tous
les soirs par la concierge sur le trottoir et que les boueux venaient
vider dans leur camion vert dans un fracas assourdissant. Au fond, l'escalier
menait vers la pénombre des étages supérieurs. Avec
ma sur nous nous étions hasardés à monter sur
la pointe des pieds, mais, seulement d'un demi-étage et, j'enviais
au fond de moi-même ceux qui habitaient dans les étages supérieurs
surtout si leurs fenêtres donnaient sur la rue Rovigo et sur le
square Montpensier. Nous rencontrions rarement ces locataires-d'en-haut
et, le hall ainsi que les escaliers de l'immeuble restaient résolument
calmes, baignés dans une semi-obscurité que traversaient
deux rayons de soleil par les ouvertures pratiquées en haut de
la double porte. Quelque fois un monsieur appuyé sur une canne
promenait une fillette blonde. Ses cheveux sagement séparés
dévoilaient derrière sa nuque, dans le sillon impeccablement
tracé de ses deux nattes, une carnation claire et laiteuse qui
contrastait avec la peau brune des autres fillettes. Tels deux épis
de blé, ses nattes étaient quelque fois enroulées
sur elles-mêmes, maintenues à leurs extrémités
par des caoutchoucs de couleur orange. Je me demande si ma grand-mère,
excellente couturière dont la spécialité était
les smocks, ne lui avait pas confectionné l'une de ces robes à
manches ballon.
Notre appartement donnait sur le
port mais, certains bruits de la rue nous parvenaient : accélérations
du bus, crissement des pneus lorsqu'il négociait son tournant,
éclats de rire des joueurs de boules du square où mon père
m'emmenait quelques fois avec lui. Et surtout le bruit d'un jeune de la
casbah qui, avec un bâton, frappait soit sur le poteau électrique
en fonte situé sur le trottoir d'en face, à coté
du cinéma " Le Montpensier " qui deviendra ensuite "
El Djamaal " avec son éternel affiche de " Sanson et
Dalila " , soit sur les grilles du square. Je n'ai pas l'oreille
musicale mais ces notes de musique resteront à tout jamais gravées
et, je saurais encore les reconnaître.
Au fond du couloir d'entrée de l'immeuble, à droite, presque
sous l'escalier, l'appartement de la concierge et de sa fille. A chaque
fin de mois, elles passaient toutes les deux relever le loyer. "
C'est la douloureuse " disait la mère en tendant un papier
à mes parents. Ma mère lui remettait une enveloppe qu'elle
avait retirée d'une pile de draps dans l'armoire de la chambre
et, recomptait devant elle les billets. Sur la droite, les boîtes
aux lettres, alignées sur deux rangées, avec les noms gravés
sur des plaques de laiton ovales ou rectangulaires, certaines passées
au Miror devenaient de véritables miroirs. En passant la main on
pouvait prendre directement le courrier sans avoir besoin de clef. C'est
ainsi que je prenais La Vie du Rail que mon père recevait toutes
les semaines.
A gauche, dans une semi-obscurité, la porte de l'appartement de
Madame Fignel, une vieille femme qui semblait toujours avoir vécu
dans cet immeuble depuis sa construction. Enfin, au rez-de-chaussée
à droite, l'appartement de mes parents. Au chambranle, une tirette
métallique. Elle aurait dû être reliée à
un câble pour actionner une sonnette mais avait été
volontairement mise hors service pour éviter des sonneries intempestives.
En entrant un long couloir avec, sur la droite la cuisine. Mitoyenne avec
le magasin de Mr Rodnass, nous entendions le roulement des barriques de
vin qu'il transvasait. La fenêtre donnait sur les escaliers du menuisier
et sur l'immeuble d'en face - le 65 - où habitait mon copain Jean
Marie Veyssière. Ses parents qui fréquentaient la piscine
du RUA, étaient toujours bronzés et le père garait
sa grosse moto noire sur le trottoir. De la fenêtre de la cuisine
un spectacle étrange se passait dans les hauteurs de notre immeuble.
En effet, dans les étages supérieurs des deux immeubles
qui se faisaient face, deux familles avaient installé une sorte
de téléphérique dont le panier promené sur
deux fils leur permettait d'échanger toutes sortes d'objets ou
de victuailles sans avoir à descendre ni à remonter les
escaliers. Un bruit de clochette prévenait d'un voyage imminent
Le matin en prenant mon petit déjeuner, le soleil rougeoyant éclairait
les carreaux de faïence blancs de la cuisine et leur donnait une
teinte rose orangé. Puis, successivement, en enfilade, la chambre
de ma sur, celle de mes parents avec à chaque fenêtre,
accolé contre le rebord en ardoise, un manche à balai relié
à des cordes servait d'étendoir, telle la proue d'un vaisseau.
Toutes ces fenêtres donnaient sur la jetée et sur le port
d'où les bateaux entraient ou repartaient vers de nouveaux horizons,
le tout, ponctué de coups de sirène, voire de corne de brume
à l'entrée de l'hiver.
Au printemps, sur la terrasse de l'immeuble d'en face, les matelas étaient
entièrement refaits et, le matelassier avec sa machine à
carder, remplaçait la laine et recousait les bordures sur d'immenses
planches posées sur des tréteaux. On apercevait plus loin
les clochetons en zinc du toit de l'opéra. Ma tante nous y emmenait
à la séance du jeudi après midi pour assister à
l'Auberge du cheval blanc, le Pays du sourire, la Belle de Cadix, la fille
de Madame Angot et, bien plus tard, car elle craignait que nous ne soyons
trop impressionnés : le Faust de Gounod. A cette occasion, je mettais
ma cravate rouge à élastique - avec le dessin de la Tour
Eiffel - que mes parents m'avaient ramenée d'un voyage à
Paris, mon blazer croisé avec, sur la poche l'écusson de
la ville d'Alger. Ainsi les deux capitales étaient réconciliées.
Ma tante, qui descendait du quartier des Tagarins portait à cette
occasion sa veste de fourrure, ses escarpins et tous ses bijoux. Bien
qu'engoncé dans mes vêtements et mes chaussures fermées,
je restais cependant émerveillé par le brouhaha du hall
au décor néoclassique, flatté par le subtil mélange
des parfums, alors que les notes de musiques - de l'orchestre accordant
ses instruments - traversaient les lourdes portes capitonnées du
foyer de l'opéra. Dans la salle aux fauteuils rouges, un micro
plongeant du plafond, retransmettait la séance sur Radio-Alger.
Les trois coups imposaient le silence et alors seulement, le lourd rideau
rouge se levait
C'est aussi de la fenêtre de la cuisine, que je faisais des bulles
de savon. Dans un verre d'eau avec de la lessive Omo et une paille, je
soufflais de grosses bulles aux couleurs irisées. Elles prenaient
leur envol au gré des vents. Certaines se dirigeaient vers la terrasse
de l'École des frères, d'autres happées par des courants
ascendants remontaient au sommet de notre immeuble.
Tout au fond de l'appartement, la salle à manger et ma chambre.
Les hirondelles et les martinets
décrivaient en piaillant des arabesques sur fond de ciel orageux.
Les deux phares rouge et vert montraient le chenal de sortie du port,
et, déjà, très loin à l'horizon, la mer refermait
le sillon d'écume du Ville de Marseille
Jean Pierre PY
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